Le ministre allemand des Affaires étrangères, Joschka Fischer, a inscrit le but final de l’intégration européenne à l’ordre du jour politique. Il est le premier des personnalités politiques a avoir osé ébaucher l’architecture institutionnelle définitive de l’Union européenne, à savoir une fédération disposant de sa propre constitution, d’un gouvernement fort et de compétences précises et déterminées.

 Le débat sur la finalité de l’intégration qu'a provoqué le discours de Fischer à l'Université Humboldt, en mai 2000, concerne surtout les institutions et les compétences de la future Union européenne. Mais une troisième question se profile dans l’ombre de ces deux premières, qui logiquement fait partie du débat de finalité: la question des frontières ultimes de l’UE. Où s'arrête l’UE? Quels pays peuvent espérer une adhésion à l’UE et pour quels pays un tel espoir serait vain?
Ces questions brûlantes ne vont pas tarder à progresser vers le cœur du débat concernant l’avenir de l‘Europe. La controverse est d’ores et déjà soulevée par l’élargissement de l’UE en cours. Bruxelles négocie l’adhésion de pas moins de dix pays d’Europe centrale et orientale, plus Chypre et Malte. Le soutien public pour ce processus d’élargissement est plutôt incertain d’après les sondages. Le moment de l’adhésion des pays candidats se rapprochant – il est probable que les premiers accords d’adhésion seront passés en 2002 –, la réfraction chez les citoyens de l’UE actuelle se renforce de plus en plus. Ils sont nombreux à craindre pour leur bien-être et leur sécurité. La tentation est forte pour le monde politique de conjurer ces craintes en freinant les nouveaux projets d’élargissement.

Géographie
Quelles sont les limites de l’UE? D’un point de vue géographique, la réponse paraît évidente : l’adhésion à l’Union est réservée aux pays se trouvant sur le continent européen. Il paraît qu’une telle délimitation a été celle adoptée par les fondateurs de l’UE, qui ont stipulé dans le traité de fondation que « chaque Etat européen respectant les principes de l’Union européenne peut faire une requête d’adhésion à l'Union ».
L’approche géographique impose une limite au nombre de candidats. Ainsi, la demande d’adhésion émise par le Maroc a été rejetée en 1987. Le texte du traité stipule également clairement que l’UE n’est nullement obligée d’accepter l’ensemble des pays du continent. Ce choix est du ressort des membres actuels, qui désignent les pays autorisés à les rejoindre.
Rien qu’en raison de la situation géographique de la Suisse, la Norvège et l’Islande, la porte de l’UE est ouverte à ces pays, s’ils venaient à considérer leur splendid isolation comme une limitation. La prospérité de ces pays évince tout problème quant à leur future candidature. Ils seraient en effet des participants actifs et nets aux caisses de l’UE.

D’un autre côté, l’argument géographique avantage également les républiques appauvries de l’ex-Yougoslavie ainsi que l’Albanie. Dans une dizaine d’années, lorsque l’élargissement actuel sera achevé, les pays Balkans seront entourés d’Etats membres de l’UE. Le secrétaire d’Etat néerlandais aux Affaires européennes, Dick Benschop, affirme: « Un seul regard sur la carte de l’Europe suffit pour voir que le futur des Balkans est dans l'UE. Une certaine perspective d’adhésion est déjà offerte à ces pays dans les accords de stabilisation et d’association que l’UE est en train de passer avec eux. »
L’UE investit des milliards d’euros dans les Balkans pour la reconstruction de ces pays et pour encourager la coopération entre les anciens belligérants. La proximité de cette région nous rend sensibles à ses misères. Les pays de l’UE se sont vus confrontés à des millions de réfugiés victimes des conflits inter-ethniques. Les guerres civiles ont été une véritable école pour le milieu criminel, qui a su étendre entre-temps son terrain d’action à l’Europe entière. En outre, nous ne sommes pas restés insensibles aux violations des droits de l’homme et aux souffrances causées par chaque conflit balkanique. Les interventions militaires en Bosnie et au Kosovo ont renforcé les liens entre les pays Balkans et l’Europe occidentale. « Les bombes créent des obligations », selon le journaliste néerlandais Paul Scheffer.

L’UE a également pris des obligations envers la Turquie. Malgré l’opposition des démocrates-chrétiens à l’encontre de l’adhésion de ce « pays musulman », les responsables gouvernementaux des pays de l’UE ont confirmé une nouvelle fois, en 1999, le statut de la Turquie en tant que pays candidat. Ankara est loin de satisfaire aux conditions politiques et économiques imposées pour l’adhésion. L’adhésion de la Turquie à l’UE pourrait bien se faire attendre encore une vingtaine d’années.
Il n’en demeure pas moins qu’avec son offre à l’adresse d’Ankara, l’UE a franchi le Bosphore, la frontière géographique de l’Europe. En tant qu’état séculier au visage européen, la Turquie est considérée par beaucoup de personnalités politiques comme un bastion occidental au Proche-Orient. Il n’est pas surprenant que depuis 1952, ce pays est membre de l’OTAN. De plus, la Turquie est la patrie de millions d’Européens de l’Ouest. La réussite de l’intégration de ces migrants dans les différentes sociétés européennes dépend aussi de l’intégration de la Turquie au sein de l’UE.

La main tendue de l’UE à la Turquie est un coup dur pour le Maroc. En effet, plusieurs considérations valables pour Ankara s’appliquent également à Rabat. Si l’UE pense pouvoir franchir le Bosphore, pourquoi ne pourrait-elle pas franchir le Détroit de Gibraltar?
Peut-on admettre que c’est de la malchance géographique pour le Maroc que de ne pas avoir une langue de terre sur le continent européen? Les hommes politiques se satisfont facilement de cet argument, qui toutefois indispose certains intellectuels. Timothy Garton Ash, expert en Europe centrale et orientale, éprouve une certaine gêne à la question concernant la frontière méridionale de l’UE. « Le Maghreb et l’UE sont quand même séparés par beaucoup plus d’eau que la Turquie et l’UE », avance-t-il avec hésitation.
Le problème avec le Maroc, ce n’est pas que ce pays se trouve en Afrique du Nord, mais qu’au nord du Sahara il y a quatre autres pays - l’Algérie, la Tunisie, la Libye et l’Égypte - qui pourraient prétendre avec autant de droits à une adhésion. Et que penser d’Israël? Il est impensable que l’UE puisse englober en une génération ces pays, qui représentent au total plus de 130 millions d’habitants. Il faut un certain optimisme pour croire que dans un tel délai ces pays pourraient parvenir à achever la transformation politique et économique exigée. Le refus que l’UE a adressé au Maroc n’a pas à s’avérer irrévocable et ne doit sûrement pas être interprété comme un certificat d’impuissance au partage des valeurs européennes. Toutefois, il faut dissuader Rabat d’avoir le regard fixé aveuglément vers l’UE. Le Maroc et ses voisins devraient enfin mettre en oeuvre la coopération réciproque en faveur de la stabilité et de la prospérité. En démontrant leur capacité à une intégration régionale, les pays d’Afrique du Nord se rapprocheraient de l’Europe.

Clivage culturel
L’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie n’ont pas à démontrer qu’elles sont européennes. Ces pays se trouvent sur le continent. Si l’élargissement actuel est réalisé, ces pays partageront une frontière commune avec l’UE.
Toutefois, de nombreux hommes politiques se demandent s’il n’existe pas une barrière marquée entre la Pologne, pays candidat, et son pays voisin l’Ukraine. Un mur invisible entre d’un côté de jeunes démocrates et de l’autre des aventuriers politiques, entre d’un côté la capacité de faire siennes les règles de l’État de droit et du marché et de l’autre l’abus du pouvoir autocratique et une corruption invétérée. Les doutes concernant les voisins futurs concernent a fortiori la grande Russie, moitié européenne et moitié asiatique.
Le clivage culturel entre l’Europe centrale et les anciennes républiques soviétiques n’est pas uniquement repris par les responsables politiques, mais anime aussi de nombreux théoriciens, qui rapprochent la ligne de fracture culturelle au schisme entre Rome et Constantinople en 1054. Dans la partie latine de l’Europe, au cours de la Renaissance, la Réforme et le Siècle des Lumières, un système de valeurs se serait développé qui aurait appuyé la démocratie, l’État de droit et l’initiative privée. Même dans les pays d’Europe centrale qui ont gémi pendant quarante ans sous le communisme, ce système de valeurs se retrouve encore.
Par contre, dans la partie byzantine de l’Europe, les valeurs humanistes s’effaceraient devant une tradition séculaire de soumission et de collectivisme. Selon Samuel Huntington, auteur référence à ce sujet, l’Europe bute contre un Rideau de velours de différences culturelles après la chute du Rideau de fer.

Ce qu’il y a de plus inquiétant dans cette ligne de fracture culturelle, c’est qu’elle entrecoupe également le processus d’élargissement en cours. La Roumanie et la Bulgarie, pays candidats, se trouvent du mauvais côté, c’est-à-dire le côté orthodoxe du clivage. Cela signifie que l’élargissement de l’UE pourrait atteindre ses limites dès la péninsule balkanique. Il existerait alors bien peu de perspectives pour d’autres pays aspirants à la candidature.
La Roumanie et la Bulgarie forment en tout point l’arrière-garde des candidats actuels à l’adhésion. Cela confère une certaine crédibilité à la théorie du clivage culturel. Les responsables gouvernementaux des pays de l’UE n’ont pas placé la barre trop haut lorsqu’en 1997, ils ont déclaré que ces pays satisfaisaient globalement aux exigences en matière de démocratie, d’Etat de droit et de protection des minorités. A Bucarest comme à Sofia, des personnalités politiques de renom sont facilement battues par des esprits populistes. La lutte contre la corruption ne progresse que lentement. Certaines minorités comme les Romes ont bien des raisons de se plaindre.

Reste à savoir si la Roumanie et la Bulgarie peuvent fonctionner dans la communauté de droit qu’est l’UE. Grâce au fait que les Etats-membres observent généralement les règles déterminées en commun, l’UE est devenue l’organisation la plus réussie parmi les organisations internationales. Grâce à ce respect du droit supranational, l’UE s’avère également une communauté de sécurité dans laquelle la différence entre la politique nationale et la politique étrangère s’estompe progressivement : un conflit armé entre les États-membres est devenu impensable. Si ces fondations de l’intégration sont rongées par des élargissements inconscients, on ne saurait prévoir une progression notable sur les terrains qui sont encore en cours de construction, tels que la communauté politique, sociale et écologique.

Un certain espoir suscite l’exemple de la Grèce. Au cours de la vingtaine d’années de son adhérence à l’UE, ce pays a parcouru un long chemin, tant dans le domaine économique que politique. La Grèce est incontestablement un partenaire obstiné en Europe, mais le pays a su régler ses affaires d’une manière telle qu’il se voit admis à l’Union monétaire. Par ailleurs, les responsables politiques grecs ont compris qu’il vaut mieux résoudre les conflits avec la Turquie, ennemi juré, par la voie de la concertation que par la voie militaire.
A noter que la Grèce se trouve du mauvais côté, c’est-à-dire le côté byzantin du clivage culturel décrit par Huntington. Ce qui prouve que les identités culturelles et les orientations de valeurs ne sont pas aussi inaltérables que le prétendent les anthropologues politiques.

Géopolitique
Il n’est donc pas inévitable que l’élargissement de l’UE s’arrête du fait d’une opposition des cultures. C’est la raison pour laquelle une chance sérieuse doit être accordée au projet, même dans les Balkans. La réussite de l'inclusion des Balkans est l’un des facteurs qui détermineront si oui ou non un jour l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie feront partie de l’UE.
L’autre facteur est la Russie. Déjà du fait de son ampleur, peu de responsables politiques conçoivent une adhésion future de ce pays à l’UE. Avec ses 150 millions d’habitants et sa superficie immense, la Russie paraît tout simplement quelque peu trop imposante.
Même en tant qu’Etat de droit démocratique, la Russie déformerait les rapports proportionnels au sein de l’Europe. C’est ce qui ressort d’une étude réalisée en juin 2000 par la cellule de réflexion du ministère de Joschka Fischer en coopération avec le ministère français des Affaires étrangères. Une étude qui formellement ne transcrit aucun point de vue gouvernemental et qui « ne saurait ni être citée ni être reproduite ». Les auteurs souhaitent une fois pour toutes exclure une adhésion russe à l’UE, puisque même une UE qui engloberait l’Europe centrale, les Balkans et la Turquie serait toujours bien moins hétérogène que la Russie à elle seule. Autrement dit, en ouvrant la porte à la Russie, l’UE attirerait tant d'oppositions en son sein qu’elle ne saurait plus s’en sortir.
A nous aussi, il nous est difficile d’imaginer une UE qui s’étendrait jusqu’à Vladivostok. Dans les débats politiques, nous attribuons une certaine candeur à ceux qui plaident pour une participation russe à l’UE. Souvent, ces personnes sont dépourvues de toute notion concernant la signification d’une participation à l’UE. Quatre-vingt mille pages de législation par exemple, ainsi que la capacité de maintenir ces lois. Et pourtant, des intellectuels comme Timothy Garton Ash et Norman Davies nous recommandent de laisser la porte entrouverte en vue d’une participation russe. Ces deux experts persistent à dire : « Never say never ».
Davies, historien de la pensée européenne, développe un scénario qui s’avère simultanément sinistre et optimiste: « Vladimir Poutine mène une campagne en vue de rétablir l'Empire russe. Cette campagne est vraisemblablement vouée à l’échec. Moscou ne dispose plus des moyens de soumettre les anciennes républiques soviétiques à sa volonté. Après cet échec, la Russie se désagrégera probablement. Vladivostok est plus éloignée de Moscou que Madrid. Si le colosse russe se désagrège en plusieurs morceaux, il est parfaitement concevable qu’une Russie démocratique et plus petite s’engage dans un processus de participation à l’UE. Ce scénario couvre toutefois une période d’au moins cinquante ans. »

La sensibilité diplomatique de l’étude franco-allemande non citée précédemment ne réside pas dans le fait que celle-ci juge taboue une adhésion russe à l’UE. Pour de nombreux décideurs politiques à Moscou également, cela ne saurait être qu’une option fictive.
Plus délicate dans la coproduction franco-allemande est l’idée, exprimée avec une fermeté non dissimulée, que l’UE ne doit pas non plus s’engager dans la voie d’une adhésion de la Biélorussie ou de l’Ukraine, non pas du fait que ces pays soient intrinsèquement incompatibles avec l’UE, mais parce que leur participation génèrerait un sentiment d’isolement à Moscou et déboucherait sur une véritable bévue géopolitique.
De plus, d’après les auteurs, l’acceptation publique du processus d’élargissement en cours diminuerait au fur et à mesure que les contours de l’UE s’estomperaient. Les pays candidats actuels, les Balkans et la Turquie doivent être intégrés en excluant expressément d’autres pays. Dans son discours d’Humboldt, Joschka Fischer applique une formule évocatrice comparable afin de canaliser la résistance des Etats fédérés allemands contre une fuite de leur pouvoirs vers Bruxelles. Il a su gagner leur soutien pour ses objectifs en vue d’un gouvernement européen, en plaidant simultanément pour une limitation de ses compétences.

A Varsovie, les responsables politiques approchent la question des frontières d’une toute autre manière qu’on ne le fait à Berlin ou à Paris. Le discours polonais a fait une tournure remarquable . Il y a quelques années encore, les responsables politiques polonais affirmaient à Bruxelles que leur frontière de l’Est était une ligne de rupture culturelle, sous-entendant : nous sommes de vrais Européens, au-delà de notre frontière c’est la barbarie. L’adhésion de la Pologne à l’UE n’étant plus qu’une question de temps, les politiques de tous les partis font l’éloge de leur solidarité avec l’Ukraine. Il est clair que la Pologne ne veut pas rester l’État frontière de l’UE. D’une seule et même voix, les responsables politiques polonais soulignent que l’UE est un concept ouvert et ils témoignent d’un esprit conséquent à ce sujet. Pour une Russie démocratique, il existe donc une place au sein de ce concept, affirme entre autres l’ex-dissident Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères et historien réputé. C’est précisément en vue de la démocratie en Russie que Bruxelles doit entrouvrir la porte à l’Ukraine : « Le destin de l’idée impériale de Poutine dépend de l’Ukraine. Il n’y a pas d’Empire russe sans l’Ukraine. »
Une Ukraine indépendante, qui serait séduite d’opter pour la démocratie, empêcherait Poutine et les siens d’établir un nouveau régime tsariste et préserverait de ce fait les tendances démocratiques en Russie. Mais est-ce que Berlin et Paris oseraient s’engager dans cette voie? Geremek: « L’UE n’a aucune Ostpolitik. Qu'est-ce qui a priorité, la Russie ou la démocratie? Un Empire russe représenterait un danger tant pour l’UE que pour le peuple russe. »

Le point de vue de Geremek, qui s’oppose à l’idée que l’UE doit se démarquer de l’Ukraine pour préserver la paix avec la Russie, est convaincant. Un rejet européen des rares démocrates à Kiev précipiterait 50 millions d’Ukrainiens dans les ténèbres. Ils subiraient des années durant la domination corrompue du président Koutchma, voire pire. La chance d’une révolte démocratique à l’image de l’Otpor contre le potentat Loukachenko à Minsk dépend également de la perspective qu’offrira l’UE à l’opposition démocratique.
Il est très clair que la perspective européenne pour l’Ukraine et la Biélorussie ne peut contenir aucune garantie d’adhésion. Il faudra peut-être une génération avant que ces pays ainsi que l’UE soient prêts à cela et avant que Moscou ne comprenne l’avantage qu’offrirait la stabilité et la prospérité en Ukraine et en Biélorussie. Mais les prochaines générations d’Européens doivent pouvoir faire leurs propres choix. S’il existe une frontière flexible, c’est bien la frontière de l’Est de l’Europe, comme nous le démontre l’histoire.

Régime de frontière
Les projets pour l’Europe de l’avenir avancés par Joschka Fischer et ses conseillers contraignent d’autres responsables politiques à faire face aux défis. Cela offre une chance de rompre avec la politique du « nous verrons bien où cela nous mène » qui domine les esprits à Bruxelles. Mais l’idée que nous sommes aptes à délimiter – ne serait-ce que pour rassurer les électeurs - l’architecture finale, les compétences définitives et les frontières ultimes de l’UE est une idée trop prétentieuse. Les finalités sont insatisfaisantes d’un point de vue intellectuel. En fin de compte, la fédération telle que Fischer l’entrevoit s’avère aussi un reflet des rapports de force entre l’Allemagne et la France. Pour Berlin, l’UE constitue une alternative aux aspirations nationales, tandis que Paris la considère comme une prolongation de celles-ci. Le compromis entre les deux approches tel qu’il est avancé par Fischer est osé, mais ne vaut pas pour l'éternité. L’avenir doit rester ouverte.

La manœuvre le long des frontières ultimes de l’UE est notamment utile en ce qu’elle dévoile certaines lacunes. Plus particulièrement dans la politique européenne par rapport à des pays qui pour le moment resteront à l’extérieur de l’UE. Lorsque la Pologne sera membre de l’UE, la frontière polonaise se fermera aux Ukrainiens. La Pologne fera en effet sien le régime de Schengen, qui impose une obligation de visa aux ressortissants ukrainiens. Demander et venir chercher un visa auprès d’une ambassade occidentale est une opération coûteuse et trop compliquée pour bon nombre d’Ukrainiens.
Les règles de Schengen sont prévues pour lutter contre la contrebande, les criminels et les immigrants clandestins. Mais est-il nécessaire que cela se fasse au détriment des liens économiques, culturels et familiaux qui unissent la Pologne et les Ukrainiens? Augmentons-nous la sécurité au sein de l’UE en renforçant l’isolement de nos voisins de l’Est? Les responsables politiques polonais acceptent les exigences drastiques imposées par l’UE dans le domaine des contrôles douaniers, mais plaident simultanément pour une délivrance accélérée de visas bon marché permettant aux habitants des régions frontalières de penduler dans cette zone.
Aujourd’hui, la lutte contre le terrorisme étant le premier point à l’ordre du jour européen du fait des attentats terroristes aux États-Unis, les responsables politiques doivent se garder du réflexe visant à fermer l’UE pour le monde extérieur. La leçon à tirer du 11 septembre, c’est que nous ne pouvons nous permettre des trous noirs sur la carte du monde et encore moins sur la carte de l’Europe. Nous devons mettre en oeuvre tous nos efforts pour donner une perspective de stabilité et de prospérité à la périphérie instable de l’Europe. Cela impose l’échange plutôt que l’isolement, et cela implique des frontières perméables plutôt qu’hermétiques - ce en faveur justement de notre sécurité.

Nous devons considérer les frontières non pas comme une carapace mais comme une peau qui permet de respirer. Plus nous y parviendrons, plus le problème des frontières ultimes de l’UE perdra sa connotation de menace. Cela permettra un débat plus libre et plus profond sur les frontières de l’Union européenne. Pour que les frontières telles qu’elles sont tracées par les politiques soient déplacées par les intellectuels. Et inversement.

Joost Lagendijk / Jan Marinus Wiersma
membres du Parlement européen pour GroenLinks (Verts) respectivement PvdA (Sociaux-démocrates)

Les citations sont extraites d’interviews que les auteurs ont tenues en vue de leur ouvrage « Brussel – Warschau – Kiev, op zoek naar de grenzen van de Europese Unie » (Bruxelles - Varsovie – Kiev, à la recherche des frontières de l’Union européenne), paru fin novembre 2001, en néerlandais, aux éditions Balans. ISBN 90 5018 565 7